Aphrodite *
Plus charmante et plus voluptueuse que la sage, belle, majestueuse et vierge Athéna (70), la Maîtresse du foyer, de la famille et de la cité, était Aphrodite, autre déesse du type déesse-mère, qui fut introduite de Chypre, son pays d'origine, en Grèce. Primitivement, elle était la Déesse de l'Asie occidentale, particulièrement apparentée à Ishtar et à Astarté (71). Par conséquent, de nom comme de personnalité, elle était non-hellénique, et en contraste avec Athéna, elle n'était pas encore véritablement hellénisme, lorsque furent écrits les poèmes homériques puisque dans ceux-ci elle apparaît comme nettement anti-achéenne et est traitée sans grand respect. Pourtant, elle est représentée comme la fille de Zeus et de Dioné, et comme l'épouse volage d'Héphaistos (72). Arès qui, plus tard, dans l'Odyssée, semble être son époux, est son amant (73), et Énée est le fils qu'elle a eu du Troyen Anchise (74).
(*) The Cult of the Mother-Goddess by E. O. James, Thames and Hudson, Londres.
(70) Son titre de Pallas est sans doute une forme du grec qui signifie dans un sens rituel « concubine » et qui fut dans la suite appliqué aux prêtresses-vierges... Ces appellations peuvent se référer à une vierge divine d'origine indo-européenne qui fut absorbée par la divinité non-hellénique Athéna et incorporée dans son culte. Liddell et Scott, Greek-English Lexicon, nouvelle éd. 1925 ; Dummler, Real-Encyklopädie (Pauly-Wissowa, Kroll), vol. II 2007.
(71) Hérodote, I, 105 ; Pausanias, I, 14, 7 ; Iliade, V, 330 ; Odyssée, VIII, 362 ; Hésiode, Théogonie, 192.
(72) Iliade, V, 312, 338 ; Odyssée, VIII, 270, 362 ; Pindare, Pyth., 4, 87.
(73) Odyssée, VIII, 266 à 336.
(74) Virgile, Hymn. Hom. Venus, 5.
Aphrodite est surtout une déesse de la fertilité et de l'amour ; on insiste comme d'habitude sur ses caractéristiques sexuelles, puisqu'elle est à la façon asiatique de l'époque proto-historique, la personnification du principe de la maternité. Dans son incarnation orientale, son amant était Adonis, le jeune dieu de la végétation (Adonis = Seigneur) que les mythes grecs nous présentent comme un jeune et beau chasseur tué par un sanglier, qui est en réalité Arès. Selon une autre version, Aphrodite aurait caché Adonis enfant dans un coffre qu'elle confia à Perséphone, l'épouse de Hadès. La reine des Enfers fut si ravie du nouveau-né qu'elle refusa de le rendre à Aphrodite, même lorsque la déesse se rendit elle-même sous terre pour le réclamer. Le différend ne fut réglé que lorsque Zeus décréta que Adonis passerait une partie de l'année sur terre avec Aphrodite, et le reste du temps avec Perséphone dans le monde souterrain. Adonis prend donc à sa charge le rôle du dieu babylonien Tammouz et Aphrodite celui de la déesse hellénique Déméter, à laquelle elle ressemble par ses recherches, son désespoir, ses lamentations au sujet de la perte d'un être bien-aimé, que cette perte ait été causée par un sanglier pourchassé ou par un enlèvement dont l'auteur aurait été la reine des Enfers.
C'était cette mort du dieu et sa résurrection qui étaient le thème des cérémonies célébrées à Byblos sur la côte syrienne ; les rites comportaient une période de deuil, puis suivaient des réjouissances, lorsque au printemps le jeune dieu de la végétation, sous les traits d'Adonis, était rendu à la vie terrestre (75). Des cérémonies similaires qui comportaient la prostitution rituelle se déroulaient peut-être à Paphos dans l'île de Chypre, où se trouve l'ancien sanctuaire de Kuklia dédié à Aphrodite (76). Dans les Adoniazusae de Théocrite, cependant, aucune allusion n'est faite au retour du dieu dans la relation des cérémonies nuptiales qui étaient célébrées annuellement à Alexandrie pour commémorer le mariage sacré d'Adonis et d'Aphrodite (77). Des images du dieu et de la déesse étendus sur deux lits étaient exposées et le jour suivant la représentation du dieu mort était portée sur le bord de la mer au milieu des lamentations et était jetée dans les eaux, sans doute dans l'espoir, assez chimérique, qu'il reviendrait sur le rivage. De même, en Attique, au cœur de l'été, des effigies d'Adonis mort étaient portées processionnellement avec accompagnement de pleurs et de gémissements (78), pendant qu'à Athènes les « jardins d'Adonis » (c'est-à-dire les corbeilles d'osier contenant de la terre où des céréales avaient été semées) étaient exposés au soleil pendant les huit jours que durait le festival de printemps ou d'automne. Lorsque les plantes étaient fanées, elles étaient jetées tristement dans la mer ou dans les sources pour symboliser la mort du dieu (79). Adonis était donc essentiellement un dieu mort, mais il était toujours adoré en conjonction avec Aphrodite, déesse de la végétation.
(75) Lucien, De Dea Syria, 6 à 9 ; la légende du sanglier peut être un importation plus tardive, cf. Baudissin, Adonis und Esmun, Leipzig, 1911, p. 142 et suiv.
(76) J.H.S., IX, 1888, p. 193 et suiv. ; Tacite, Annales, III, 62 ; Hérodote, 1, 199 ; Strabon XVI, I, 20, 745.
(77) Théocrite, Idylles, 15 ; Gow, J.H.S., LVIII, 1938, p. 182.
(78) Plutarque, Alcibiade, 18.
(79) Plutarque, De sera numinis vindicte 17 ; cf. Frazer, The Golden Bough, Ve partie, p. 236 et suiv.
Les amants de la déesse étaient nombreux, et lorsqu'elle se transporta en Grèce, elle se trouva en face de rivales sérieuses et puissantes telles que Héra, Athéna et Artémis, avec lesquelles elle eut à se mesurer, bien qu'en fait elle ait eu peu de rapports avec les principales divinités helléniques, sauf Hermès de qui lui naquit Hermaphrodite (80), Les fêtes étaient peu importantes, sauf à Chypre et à Délos dans les Cyclades, lieu de naissance légendaire d'Artémis et d'Apollon, où Aphrodite absorba le culte d'Ariane, fille de Minos (81). Ce fut à Chypre, cependant, que, selon la mythologie, elle sortit de l'écume dans toute sa beauté radieuse, et fut portée dans une coquille marine jusqu'à Cythère, au large de la côte de Sparte, d'où elle fut ensuite emmenée par la marée jusqu'à Chypre où elle devait demeurer. Lorsqu'elle foula le sol de l'île, la terre se couvrit de fleurs sous ses pieds, les dieux l'accueillirent avec joie et la revêtirent de ses divins atours (82). Bien qu'elle soit sortie de la mer, elle n'était pas une divinité marine telle que Poséidon, dieu de la mer. Ce fut de l'écume qu'elle naquit ; or, l'écume était sortie de l'organe sexuel d'Ouranos que Kronos avait jeté dans l'océan après l'avoir mutilé, et en conséquence, Aphrodite à Chypre était appelée « la Céleste », son origine étant rattachée au mythe cosmique du Ciel et de la Terre. Sous cet aspect elle s'envole portée par les vents et les nuages du ciel, et sur son passage, « les eaux calmées de l'océan sourient et le ciel, sa colère passée, brille d'une lumière qui se répand partout... » (83). « On l'appelait encore Déesse de la Mer, comme plusieurs autres divinités avant elle (Anat, par exemple) et elle devint la protectrice des marins.
(80) Ovide, Métamorphoses, 4, 288.
(81) Plutarque, Thésée, 21.
(82) Pausanias, V, 11, 8 ; Lucrèce, Hymnes homériques, 1, 4 ; Hésiode, Théogonie, 188 à 206.
(83) Lucrèce, I, 4.
À Chypre, et surtout à Sparte, elle prenait un caractère guerrier et à Delphes, où sa statue était appelée « Aphrodite de la Tombe » (84) elle était une divinité chthonienne. A Corinthe, elle garda son titre chypriote : Urania, « la Céleste », et eut à son service toute une suite de prostituées sacrées, conservant ainsi son caractère premier de déesse de l'amour, de la sexualité et de la fécondité. En fait, tous ses autres aspects étaient conformes à son type initial, puisque c'étaient les traits habituels et partout les mêmes de la Déesse-Mère, qu'elle fut matrone ou vierge ; elle était essentiellement la productrice de la vie et celle qui fait revivre ; d'elle dépendait la naissance de l'au-delà. Dans le Pervigilium Veneris (13 et suiv.) elle est la Dame des fleurs printanières, et partout où elle va, la flamme de l'amour se ranime et une vie nouvelle est engendrée (85). « A travers les mers, les montagnes, les rivières tumultueuses, au cœur des retraites feuillues des oiseaux et dans les plaines verdoyantes » elle fait naître « un tendre amour dans tous les cœurs, provoque un brûlant désir de renouveler la vie de la race, chaque créature y obéissant pour le bien de sa propre espèce » (86), et tous s'abandonnent aux sentiments qu'elle provoque, insouciants de toute entrave, se livrant au ravissement et à la volupté. Le ruban qui touchait la poitrine d'Aphrodite avait le pouvoir de rendre l'irrésistibles ceux qui le portaient. Dans ce « ruban brodé, aux dessins variés... résident tous les charmes. Là sont tendresse, désirs, entretiens amoureux aux propos séducteursqui trompent le cœur le plus sage » (87). Tels étaient les dons d'Aphrodite à l'humanité, dons qui apportaient avec eux la paix et la vie, mais aussi le désordre et les luttes, l'obscurité et la mort.
(84) Plutarque, Quaest. rom., 169b.
(85) Odyssée, XX, 73 ; XXII, 22, 444 ; Hésiode, Les Travaux et les Jours, 521 ; Hésiode, Fragments, 143 ; Lucrèce, Hymnes homériques, 4, 1 et suiv.
(86) Lucrèce. 1, 10 et suiv.
(87) Iliade, XIV, 214, trad. Paul Mazon.
Les relations indo-iraniennes (20).
Le mélange de traditions de l'Inde occidentale et indo-européenne, si manifeste en Iran, se retrouve dans le nord-ouest de l'Inde au deuxième millénaire avant l'ère chrétienne. Ces deux régions possédaient un culte bien établi dans lequel la Déesse-Mère jouait un rôle prépondérant, mais le fond primitif fut submergé par une vague de divinités indo-européennes introduites par les envahisseurs de haute taille, à la peau claire et de langue aryenne qui arrivèrent des plaines eurasiennes de la Russie méridionale et qui s'établirent dans les régions du Pendjab et du Sind entre 1500 et 1200 av. J.-C. Dans leur pays d'origine, ils durent être très proches, par la langue et la culture, des autres populations indo-iraniennes non différenciées, même s'ils n'étaient pas en contact direct avec elles lorsqu'ils demeuraient dans leur patrie première à l'ouest de la mer Caspienne. Ces origines communes des Indo-iraniens se reflètent dans la mythologie iranienne, mais ne sont pas discernables dans les premiers textes védiques (par exemple le Rig-Véda) datant de la seconde moitié du IIe millénaire avant J.-C. ; on retrouve dans l'Inde beaucoup de noms iraniens et dans la littérature védique bien des allusions implicites à la Perse (21) ; peut-être les deux groupes étaient-ils depuis longtemps hostiles l'un à l'autre. Ils faisaient tous deux partie de la branche occidentale dont les membres étaient communément appelés Indo-iraniens. Une fraction de ces envahisseurs traversa le Caucase vers l'est et se fraya un chemin jusque dans le nord de la Mésopotamie et dans les monts Zagros, c'est-à-dire dans les royaumes de Mittani et des Kassites dont les souverains portent des noms indo-européens (22). Un autre groupe arriva sur le plateau iranien et s'y installa pendant qu'un autre s'avançait peu à peu vers l'Inde à travers la Transoxiane, l'Oxus (Amou-Daria) et la Bactriane jusqu'aux cols de l'Hindou Koush, apportant avec eux leur panthéon, mais ils regardaient les devas comme bienfaisantes et les asura comme des esprits malins, allant ainsi à l'encontre de l'ancienne différenciation iranienne.
(20) Dans l'Iran des Achéménides, le culte du Seigneur, maître de la fécondité, se soit trouvé confondu avec celui de la Déesse des eaux, et qu'à eux deux ils aient incarné le Père et la Mère de la nature sous les noms de Ahura-Mithras et d'Anahita, assimilation qui a pu être grandement facilitée par les influences venues d'Anatolie, pays où le culte de la Déesse avait tant d'importance. De plus, ce fut à Cybèle et au culte de la Magna Mater que s'allia plus tard le Mithriacisme. Cumont, Les Mystères de Mithras, vol. I, Paris, 1899, p. 334 et suiv.
(21) Rig-Véda, VI, 27, 8 ; X, 33, 2 ; Atharva-Véda, V, 22, 5, 7, 9.
(22) L'exemple le plus reculé d'un type aryen de langage se retrouve dam les noms des dieux Mitra,
Varuna et Nasatyas qu'on voit dans les textes des traités signés entre le roi hittite Shoubbilouliouma et le roi Mitanni Mattinaza vers 1400 av. J.-C. ; cf. Cambridge History of India, vol. I, 1922, p. 72.
Il est presque certain que ce furent ces envahisseurs qui trouvèrent devant eux la civilisation de Harappa, civilisation florissante en tant que culture urbaine entre 2500 et 1500 avant J.-C. (23), et qui, selon toute apparence, eut une fin brusque lors des invasions de Barbares venus de l'ouest qui pillèrent Harappa sur les rivières Ravi, puis Mohenjo-daro et Chandu-daro dans la partie la plus basse de la vallée de l'Indus, et qui brûlèrent les villages bélouchis. Il est difficile de savoir jusqu'à quel point les Aryens prirent part à ces destructions et même s'ils y participèrent, mais il se peut qu'ils se soient installés dans les ruines des anciennes cités. Quoi qu'il en soit, au sud de la citadelle de Harappa a été découvert un cimetière postérieur à la culture de Harappa (connu sous le nom de cimetière H.) ; il contient les restes de ce qui paraît avoir été une population étrangère, bien que ses affinités ethnologiques aient encore besoin d'être élucidées. La poterie est particulière et sur une des urnes itinéraires, une scène symbolique présentée en frise a été rattachée aux conceptions védiques de la transmigration des âmes (24). Mais la culture préaryenne avec ses mythes, ses légendes, ses cultes, n'était certes pas effacée. Au contraire, le résultat de cet amalgame fut une création composite, la chaîne de sa composition originale étant caractéristique de Harappa (c'est-à-dire dravidienne) et la trame indo-européenne, c'est-à-dire aryenne.
(23) Vats, Excavations at Harappa, vol. I, New Delhi, 1940, p. 203 et suiv.
(24) Cf. chap. I, p. 35.
Étant donné que les immigrants indo-européens étaient de langue aryenne, en toute probabilité les bâtisseurs des anciennes cités du Sind et du sud du Pendjab étaient de langue dravidienne. Il s'agit là, certainement, du plus ancien langage de l'Inde, introduit dans le continent par des envahisseurs venu du nord-ouest au IIIe millénaire avant l'ère chrétienne, avant de passer dans le sud. Ainsi, la plus ancienne forme du mot Tamil ou Dravida était sans doute Dramila ou Dramiza et avait des affinités avec l'Asie mineure et le bassin oriental de la Méditerranée. De plus, bien des caractéristiques de la culture pré-aryenne ont été retrouvées dans l'Ancien Tamil (25). Le fait que le mouvement se fit du nord au sud est indiqué par l'existence d'une tribu de langue dravidienne, les Brahni, dans le Bélouchistan, et dans tous ses points de distribution, cette culture donne l'impression d'avoir été un élément importé qui s'est greffé sur le fonds original pré-dravidien qui a subsisté dans les Veddas et les Todas, et dans les tribus montagnardes. Au point de vue ethnologique, ce mélange a produit types mixtes, et après l'arrivée des Aryens, les deux principaux courants linguistiques et culturels fusionnèrent en dépit de tentatives faites plus tard, dans la seconde moitié du IIe millénaire avant J.-C, pour les séparer ; cette séparation était mise en œuvre par les Aryens dominateurs qui imposaient le système des castes basé à l'origine sur la couleur de la peau, varna est le terme hindou pour « caste », c'est-à-dire « couleur ».
(25) Cf. P. T. Srinivasa Ivengar, Pre-Aryan Tamil Cultures, Madras, 1920 ; Caldewell, Comparative Grammar of the Dravidian Languages, 3e éd., 1913, p. 113 et suiv.
Dans la littérature sacrée de l'ancienne période védique, il n'y a toutefois aucune indication d'une division de ce genre, et ce fut seulement vers le Ve siècle avant J.-C. que l'idée de caste commença à pénétrer dans la vallée du Gange, dans des provinces gouvernées par des rajahs héréditaires de sang aryen, et sous la puissante influence du Brahmanisme, elle s'étendit rapidement à tout le pays, interprétée comme étant une ordonnance divine. Mais à cette époque, quoi qu'il en soit, le syncrétisme s'était établi de façon permanente, les pratiques de l'Hindouisme étaient une combinaison d'éléments pré-aryens (c'est-à-dire dravidiens) et aryens-védiques, inextricablement mêlés pour former un système composite de croyances et de rites où le culte de la Déesse jouait un rôle essentiel.
A travers toutes les aires de distribution du peuple dravidien, la Terre-Mère et son équivalent masculin étaient des personnages qu'on retrouvait souvent et qui étaient d'une importance fondamentale dans la vie religieuse, sociale et économique de la communauté. Pour les Aryens, il est vrai, le dieu du ciel Dyaus Pitar, généralement accompagné de Prithivi Mata, la déesse-Terre, étaient les parents universels traditionnels. Mais ceux-ci n'étaient que vaguement considérés comme père et mère et leur anthropomorphisme ne fut jamais nettement défini. Dyaus Pitar était éclipsé par Varuna ; quant à Prithivi, comme d'autres divinités védiques, à l'exception des Ushas, elle n'était guère plus qu'une faible réflexion de son époux, bien que dans son rôle de « déesse de la terre » elle eût un statut personnel. Mais Dyaus Pitar et Prithivi personnifiaient respectivement le ciel et la terre matériels, tandis que dans la conception dravidienne, le ciel et la terre étaient des forces fondamentales de fertilité et de fécondité dont dépendait toute vie.
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