Relecture du Vijnanabhaïrava Tantra à l'attention
de Nicolas.
sloka 103
On ne doit pas fixer la pensée dans la douleur, l'emprisonner dans la
torpeur, la gaspiller dans le bonheur.
O Énergie ! Veuille connaître le centre. Là ! La Réalité,
seule, subsiste.
sloka 125
Étant le même à l'égard d'amis et d'ennemis, le
même dans l'honneur et le déshonneur ;
grâce à la parfaite plénitude du brahman,
étant indifférent à ces états variés et passagers,
qu'on soit heureux.
sloka 101
Alors qu'on est sous l'emprise (profondement unificatrice) du désir,
de la colère, de l'avidité, de l'égarement, de l'orgueil,
de l'envie,
la lumineuse Réalité sous-jacente à ces émotions
violentes subsiste seule, si l'on réussit à immobiliser l'intellect
et retourner à la source (d'énergie infinie et vibrante d'où
jaillit l'Acte pur).
sloka 74
La réalisation du désir procure la satisfaction, s'il y a satisfaction
il y a retour au centre et l'on peut dire alors :
Là où la pensée trouve satisfaction, c'est en ce lieu même
qu'il faut river cette pensée sans fléchir ;
c'est là, en effet, que l'essence de la suprême félicité
se révèle pleinement.
sloka 126
On ne doit nourrir nulle haine à l'égard de quiconque ; on ne
doit pas non plus nourrir d'attachement.
Dans ce repos au centre qui est libération d'attachement comme de haine,
le brahman se glisse.
sloka 79
Confortablement installé sur un siège, les bras croisés,
ayant fixé la pensée au creux des aisselles, grâce à
cette absorption on obtiendra la quiétude.
note du traducteur : Ardhakuncita est la position favorite de
Shiva, les bras sont croisés sur la poitrine et les mains
au creux des aisselles.
note du webmaster : la concentration simultanée sur deux points éloignés
amène l'immobilisation de la pensée au centre (le coeur de la
conscience), ce troisième point étant situé au sommet d'un
triangle dont les deux aisselles constituent la base.
Lecture du "dressage du cheval dans le Taoïsme"
à la lumière des commentaires du Vijnanabhaïrava Tantra (cf
abrév.)
et de l'analyse par Lilian Silburn du domptage du buffle.
Le dressage du cheval dans le Taoïsme
(courant Quanzhen)
dans Le chemin de l'éveil, Catherine Despeux, p. 71 à 104
Lancé au galop, le cheval frappe le sentier de ses sabots. Il
n'est pas de nature à s'en retourner. (... entraînés
que nous sommes par nos désirs et l'attrait du monde extérieur.)
Parmi tant de voies, qu'il est difficile de choisir ! Lâchons les
rênes. (... ayant épuisé force et raison dans ce
qui n'en finit pas, il renonce, perdu, vaincu...)
Ainsi le pâtre commence à le laisser aller en un lieu paisible,
(I1 peut alors entendre le chant des cigales dans les érables...)
Mais ce haut cheval noir s'élance vers un abîme profond.
Comme il est difficile à capturer et à maintenir !
...
...
Si vous affermissez et concentrez votre conscience, sans dureté
ni entêtement *.
Le cheval s'apaise, ses dons naturels se révèlent,
Tandis qu'une délicate expression de joie anime le visage du pâtre.
(*) De même qu'il ne faut pas confondre souplesse et mollesse,
de même la concentration et l'affermissement de la conscience ne
doivent pas devenir une tension, mais plutôt une convergence de
l'énergie en un point, ce travail intérieur devant s'effectuer
naturellement afin de retrouver le "spontané", idée
fondamentale du taoïsme, qui a tant influé sur les arts chinois.
...
Pour ce qui est de dompter "le cheval" qu'est
la pensée, lire :
Le Vijnanabhaïrava Tantra p. 26
Voie de l'individu (anavopaya)
et absorption dans l'objet (laya)
Nous avons dit comment l'énergie de la Conscience (citi) assume
l'apparence d'une pensée bornée et instable (citta) qui,
sous la poussée des désirs, vise un but en utilisant la
pure conscience à ses fins personnelles (arthakriya)...
Pour ce qui est de la pensée et de "l'énergie universelle
consciente et lumineuse par elle-même", lire le texte ci-contre
où l'on verra que l'une peut être un des aspects de l'autre.
|
Analyse : le domptage du buffle de Kuoan
dans Les Voies de la mystique, Hermes n°1, p. 231 à 233
- - Le buffle peut apparaître
comme l'énergie universelle consciente et lumineuse par elle-même.
Elle nous est trop intime pour que nous puissions déceler sa présence,
entraînés que nous sommes par nos désirs et l'attrait
du monde extérieur.
- - L'homme ordinaire en butte à l'hostilité
de la nature cherche en vain le buffle loin de chez lui jusqu'au jour
où, ayant épuisé force et raison dans ce qui n'en
finit pas, il renonce, perdu, vaincu... I1 peut alors entendre le chant
des cigales dans les érables, premier frémissement, écho
lointain mais révélateur : quelque part le buffle existe...
même s'il se cache ! (I.)
- - Il va donc continuer à le chercher
mais ailleurs et autrement. I1 s'appuie sur les textes sacrés,
il apprend que rien ne peut cacher le buffle puisque l'énergie
souveraine remplit ciel et terre et il en devine quelques traces dans
l'épaisseur des bois odorants. (II.)
- - Mais les signes extérieurs, tirés
d'une science par ouï-dire laissent tout à coup la place au
buffle : il est partout, comment s'en tenir aux traces ? L'homme dont
les sens sont apaisés, capable d'écouter avec attention,
l'entend : le son pénètre en lui, le chant du rossignol,
la brise caressante, tout est imprégné de sa présence
diffuse. (III.)
- - Ne peut-on reconnaltre ici l'apaisement
de la voie de l'activitée ? (V.B. p. 26 à 28 Anavopaya)
- - La bête indomptée qu'est
sa propre énergie remplit l'homme d'admiration. Mais il ne peut
conserver l'intériorité qu'il vient de découvrir
en une subite illumination tant que ses énergies ne sont pas canalisées,
tant que le buffle reste un objet à connaître, à saisir.
- - Comment dès lors, perdre le sentiment
de l'objectivité et se reconnaître soi-même comme source
de cette énergie encore si sauvage et indomptée, en d'autres
termes, comment ne plus seulement l'entendre ou la voir mais « l'être
» réellement ?
- - En s'éveillant notre propre énergie
nous déborde, nous envahit puissamment, balayant tous les supports.
De là, les grands efforts requis pour s'emparer du buffle et le
dompter. Aussitôt les forces sensibles et les désirs subjugués,
l'homme pénètre dans la voie de l'énergie. (IV.)
(V.B. p. 28 à 51 Shaktopaya)
- - Les pensées en se suscitant l'une
l'autre en une série sans fin (Cf. Les Voies de la mystique, Hermes
n°1, p. 191) constituent notre véritable esclavage, mais grâce
à une vigilance sans défaillance et à une ardeur
brûlante elles forment, naturellement, sur un même thème
une continuité de plus en plus subtile. Sous le contrôle
du fouet et du licou, du discernement et du zèle, l'énergie
devient une et docile, le buffle suit l'homme spontanément ; l'énergie
illuminative est dès lors parfaitement conquise. (V.)
- - Maître de son énergie radieuse
et puissante l'homme rentre en sa propre demeure, son être intime
; pour lui tout est résolu, il n'y a plus de dualité, rien
ne peut le détourner de sa joie profonde et simple d'enfant, car
tout est cette paix au coeur de laquelle il se perd. Il ne reviendra plus
en arrière. Le brouillard du soir et le son de la flûte qui
s'éteint mélodieusement évoquent l'indifférencié,
prélude au nirvikalpa (Cf. Les Voies de la mystique,
Hermès n°1, p. 277) de la voie supérieure. Le moi va
s'évanouir peu à peu. Tout est douceur et sérénité
dans la nature comme dans son coeur. (VI.)
- - Lorsqu'il oublie le buffle, son énergie
ne lui sert plus de tremplin, l'homme a pénétré dans
la voie divine (V.B. p. 51 à 65 Sambhavopaya) ; il
a délaissé tout instrument, moyen, expédient, le
fouet et la corde gisent inutiles. Le contingent s'est évanoui,
seule la substance demeure : lièvre, poisson et l'or. Le monde
n'a pas disparu, il est là, présent en son essence. L'homme
entend le son majestueux d'avant la création qui diffère
complètement du beuglement des débuts. Il retourne chez
lui, à l'origine, au premier instant : son être entier est
apaisé et comme endormi. (VII.)
- - Alors l'homme aussi s'évanouit,
c'est l'anéantissement de la voie divine à son achèvement
: tout est vide (VIII).
- - Il parvient à la Non-Voie. Est-ce
un retour à l'origine où tout est égal ? Non, c'est
déjà un faux pas, car il vit dans l'instant éternel,
dans le sans pourquoi, le sans cause. (IX.)
- - A la dixième étape, les
arbres morts se couvrent de fleurs au simple contact de sa main. Seule
son efficience le trahit ; c'est un maître qui répand ses
dons mais son apparence est celle d'un homme ordinaire que rien ne distingue
du commun des mortels : teIle est la Non-Voie.
|
sloka 20-21
Si celui qui pénètre dans l'état de l'énergie réalise
qu'il ne s'en distingue point,
son énergie divinisée (shaivi) assume l'essence de Shiva
et on la nomme alors 'ouverture' (20)
(ou source, puisque par elle on s'absorbe en Shiva).
De même que, grâce à la lumière d'une lampe ou aux
rayons du soleil, on prend connaissance des diverses portions de l'espace,
de même, O Bien-aimée ! c'est grâce à son énergie
que l'on peut connaître Shiva (21).
sloka 18-19
Puisqu'il ne peut jamais y avoir aucune distinction entre énergie et
détenteur d'énergie,
ni entre sibstance et attribut, l'énergie suprême est identique
au Soi suprême (18).
On n'imagine pas d'énergie consumante distincte du feu.
(La distinction entre énergie et porteur d'énergie) n'apparaît
qu'au commencement de la pratique, lorsqu'on s'absorbe dans la Réalité
de la connaissance absolue (19).
Note du Traducteur :
Ces versets montrent que l'énergie suprême
est la voie qui mène à l'identité avec Shiva-Bhairava.
N d T (V.B. p. 13-14) : Bhairava désigne donc Paramashiva en lequel
s'unissent indissolublement Shiva et Shakti... Shiva-Bhairava est la lumière
indivise de la Conscience qui brille toujours identique à elle-même
; shakti ou la Déesse-bhairavi, est l'énergie qui prend conscience
d'elle-même en révélant " la béatitude du Soi,
sa plénitude indifférenciée et sa Beauté qui remplit
l'univers".
N d T (V.B. p. 133) : Il (Paramashiva) fait apparaître d'abord l'énergie
consciente (cit), puis l'énergie de félicité (ananda),
ensuite la volonté (iccha) : enfin domineront successivement les
énergies de connaissance (jnana) et d'activité (kriya).
N d T (V.B. p. 131-132) : ...si le yogin s'avise qu'une seule Réalité
(tattva) revêt l'aspect de multiples reflets, en manière
de jeu, après avoir librement obscurci son essence lumineuse à
l'aide de l'énergie d'illusion (mayashakti), il ne voit plus en
ces cuirasses entravantes que des attributs de la Réalité et il
les accepte pour ce qu'elles sont, les énergies de Shiva.
Il n'a donc aucune raison de les rejeter, pas plus qu'il ne se sépare
de l'univers dont il a reconnu l'identité à Shiva.
N d T (V.B. p. 14-15) : ...Mais afin de manifester un univers varié
qui serait comme séparé de Lui-même, Paramashiva fulgure
d'abord entant que vide absolu (sunyatisunya). Ce vide se présente
comme une phase nécessaire de la manifestation, car si le Je absolu n'obscurcissait
pas sa plénitude, il ne pourrait déployer catégories et
mondes...
N d T (V.B. p. 133 suite) : Toutes ces énergies se trouvent réunies
en proportions diverses dans la moindre de nos actions. Mais si connaissance,
volonté et activité font défaut, le sentiment de l'égo
que tissent ces trois énergies sera lui-même absent. On demeure
immergé dans la masse indifférenciée de conscience et de
félicité...
N d T (V.B. p. 14) : ...lumière indifférenciée de la Conscience
(prakasa) et sa réflexion (vimarsa) révélatrice
de la différenciation ne forment qu'une seule et même Conscience
qui est acte par nature et ne demeure jamais inerte.
..."ce en quoi apparaît en même temps dualité et non-dualité
est un Tout dont rien ne se trouve exclu". Paramashiva qui embrasse en
lui-même la transcendance et l'immanence - à savoir Shiva et shakti
parfaitement indifférenciés - est la conscience absolue qui a
pour caractère essentiel la liberté (svatantrya), éternelle
vibration (spanda) ou Coeur du Seigneur.
N d T (V.B. p. 12) : Bhairava est la Conscience indifférenciée
universelle et sans-second dans son rapport avec le cosmos, sa maifestation
(par Bhairava-le-créateur), sa conservation (par Bhairava-le-protecteur)
et sa résorption (par Bhairava-le-destructeur) l'apaisement par immersion
dans la plénitude du Je - l'illumination - le retour à l'origine.
N d T (V.B. p. 13) : 'udyamo bhairva', l'acte d'extase, c'est le Bhairava.
"Udyama... est le jaillissement de la suprême illumination,
essor imprévisible de la conscience, c'est-à-dire, acte de prise
de conscience de soi." ..."Lorsque cet acte se confond totalement
avec l'énergie universelle, on le nomme Bhairava parce qu'il remplit
de façon intégrale l'univers et qu'il engloutit toutes les imperfections
des constructions mentales."
N d T (V.B. p. 13) : A l'origine, la Réalité (Bhairava) consiste
uniquement en une lumière (prakasa), qu'anime l'acte de prise
de conscience d'elle-même (virmasa) ; elle n'est autre que l'essence
du Bhairava pleine de la modalité du Je transcendant fait de la conscience
de la liberté absolue.
sloka 157-160
O Déesse ! Je viens ainsi de t'exposer cette suprême ambroisie
que rien ne surpasse...
sloka 161-162
La déesse s'écrie : ...Maintenant j'ai reconnu avec certitude
la quintessence du Rudrayamalatantra et maintenant aussi j'ai perçu intuitivement
le Coeur de toutes les énergies différenciées.
N.d.T. : Rudrayamalatantra - Traité qui concerne l'Union de Rudra et
de l'énergie. Voir V.B. p. 7.
Le Coeur - La vie rythmée des énergies vient d'être révélée
à la Déesse qui les perçoit en leur centre et en leur source.
Sur le coeur, voir Introd., p. 34.
Le Coeur mystique, secret vital des variétés de l'énergie
indivise par nature, est la conscience la plus intime qui a reçu l'illumination,
tout comme le coeur est l'organe qui concentre la vie et le rythme de l'organisme
vivant.
sloka 163
Après avoir proféré ces paroles, la Déesse, pleine
de béatitude, tenant Shiva embrassé (s'identifia à Lui).
GLOSSAIRE
Agama V.B., p. 7, § 1, ligne 3 & p. 9, § 2.
Brahman V.B. appendice p. 195-196 & index ssanskrit p. 214
École Shivaïste moniste du Kashmir V.B., p. 7, § 1,
ligne 2 et note.
Rapide supression du "support" de concentration V.B., p. 9
§ 4 à p. 11.
Tantra V.B., p. 7, § 1, ligne 3 & p. 8, § 4.
Tantrisme V.B., p. 7, § 3, ligne 1 et note.
ABRÉVIATIONS
I. P. v. Isvarapratyabhijnavimarsini d'Abhinavagupta.
I. P. v. v. Isvarapratyabhijnavivrtivimarsini.
M.M. Maharthamanjari. Ed. Trivandrum Sanskrit Series. N° 66 et Kasmir series
également, N° 11. (OEuvre de Goraksa ; avec un commentaire du même
auteur nommé Parimala.
M.V.v. Malinivijayavartika d'Abhinavagupta.
P.H. Pratyabhijnahrdaya de Ksemaraja.
P. S. Paramarthasara d'Abhinavagupta. Traduction de L. Silburn, Paris 1957.
P.T. Paratrimsika ou Paratrisika comme Abhinavagupta nomme ce Tantra.
P.T.v. Paratrisikavivarana, commentaire de Abhinavagupta.
S. D. Sivadrsti de Somananda.
S. K. Spandakarika.
S. n. Spandanirnaya, commentaire de Ksemaraja.
S. S. v. Sivasutravirmarsini de Ksemaraja.
T.A. Tantraloka de Abhinavagupta avec le commentaire de Rajanaka Jayaratha.
T. S. Tantrasara de Abhinavagupta.
V.B. Vijnanabhairava. Traduction et commentaires de L. Silburn, 1961-1976, Paris,
1983.
V.S. Vatulanatha sutra. Traduction de L. Silburn. Paris, 1959.
La plupart de ces textes sont édités dans ' Kasmir Series of
Texts and Studies '. Srinagar.