Les dix tableaux du dressage
de la vache
...
L'obtention de l'état de Bouddha ou la réalisation de l'Illumination
est ce qu'ont visé tous les bouddhistes fervents, bien qu'ils n'aient
pas nécessairement espéré l'obtenir au cours de cette seule
vie terrestre ; et le Zen, en tant que l'une des écoles du Mahâyâna,
enseigne aussi que tous nos efforts doivent être tendus vers ce but suprême.
Alors que la plupart des autres écoles distinguent de nombreuses étapes
de développement spirituel et insistent pour qu'on gravisse successivement
toutes les marches afin d'atteindre la consommation de la discipline bouddhique,
le Zen laisse tout cela de côté, et déclare hardiment que
quand on voit dans la nature profonde de son être, on devient instantanément
un Bouddha, et qu'il n'est plus nécessaire de gravir chaque échelon
de perfection à travers d'éternels cycles de transmigration. C'est
là l'une des injonctions caractéristiques du Zen dès l'arrivée
de Bodhidharma en Chine au VIe siècle. «Vois dans ta propre nature
et sois un Bouddha » est ainsi devenu le mot d'ordre de l'école.
Et cette « vision » n'était pas l'aboutissement d'un grand
savoir ou d'une intense spéculation ; elle n'était pas non plus
due à la grâce du suprême Bouddha conférée
à ses disciples ascétiques ; mais elle surgit de l'entraînement
spécial de l'esprit que prescrivaient les maîtres du Zen. Dans
ces conditions, le Zen ne pouvait pas facilement admettre de gradation dans
la réalisation de l'état de Bouddha. Le fait de « voir dans
sa propre nature » devait être un acte instantané. Il ne
pouvait comporter aucun processus qui permît de marquer des échelons
ou des étapes de développement.
... Mais, en fait, là où règne
le temps, il n'en est pas nécessairement ainsi. Tant que nos esprits
relatifs sont amenés à comprendre une chose après l'autre
par degrés, successivement et non pas d'une façon immédiate
et instantanée, il est impossible de ne pas parler d'une certaine sorte
de progrès. Le Zen lui-même, en tant que conception susceptible
d'être démontrée, doit être soumis, d'une façon
ou d'une autre, aux limitations du temps. En d'autres termes, sa compréhension
comporte des degrés, et l'on doit en dire quelque chose pour comprendre
d'une façon plus profonde et pénétrante la vérité
du Zen. La vérité en soi peut dépasser toute forme, toute
limitation, mais quand il faut qu'elle soit réalisée dans l'esprit
humain, les lois psychologiques de celui-ci doivent être observées.
L'acte de « voir dans sa nature » doit admettre différents
degrés de clarté. D'un point de vue transcendant, nous sommes
tous, tels que nous sommes, des Bouddhas, quand bien même nous serions
ignorants et pécheurs ; mais quand nous descendons dans cette vie pratique,
l'idéalisme pur doit céder le pas à une forme d'activité
plus particulière et palpable. Cet aspect du Zen est connu sous le nom
d'aspect constructeur, en opposition avec son aspect de « raz de marée
». Et là le Zen reconnaît pleinement parmi ses adeptes divers
degrés de développement spirituel, car la vérité
se révèle graduellement en leur esprit jusqu'à ce que soit
accomplie la « vision en leur propre nature ».
... Techniquement, le Zen appartient au groupe
des doctrines bouddhiques que l'on qualifie d' « immédiates »,
« discontinues », ou « abruptes » (toun en chinois),
par opposition avec celles qui sont « continues » ou « graduelles
» (kien) ; d'après le Zen l'ouverture de l'esprit survient tout
naturellement comme un événement séparé et soudain,
et non comme le résultat d'un développement graduel et continu,
dont chaque étape pourrait être suivie et analysée. L'arrivée
du satori n'est pas comme le lever du soleil qui fait graduellement émerger
les objets à la lumière, mais comme un phénomène
instantané de congélation. Il n'existe aucun état intermédiaire
avant que le mental soit ouvert à la vérité, pas de zone
neutre, d'état d'indifférence intellectuelle. Ainsi que nous l'avons
déjà observé dans plusieurs exemples de satori, la transition
de l'ignorance à l'illumination est si brusque qu'il semblerait que le
vulgaire roquet a été instantanément transformé
en un lion à la crinière d'or. Le Zen est une « aile ultra-abrupte
» du Bouddhisme. Mais cela n'est vrai que si l'on considère la
vérité du Zen en soi, hors de toute relation avec l'esprit de
l'homme où il se révèle. Si l'on juge de la vérité
selon la lumière qu'elle donne à l'esprit, et pour autant qu'on
ne puisse la concevoir indépendamment de cet esprit, nous pouvons parler
de sa réalisation graduelle et progressive en nous. Les lois psychologiques
existent là comme partout ailleurs. C'est pourquoi, lorsque Bodhidharma
fut prêt à quitter la Chine, il dit que Tao-fou avait eu la peau
du Zen, la nonne Tsoung-tch'ich la chair, Tao-iu l'os, tandis que Houeï-k'o
en avait eu la moelle (ou l'essence). Houaï-jang, qui succéda au
sixième patriarche, eut six disciples accomplis, mais leurs réalisations
étaient inégalement profondes. Il les compara, en ces termes,
aux diverses parties du corps : « Vous avez tous rendu témoignage
à mon corps, mais chacun de vous en a saisi une partie. Celui qui a mes
sourcils est le maître de l'attitude correcte ; le second, qui a mes yeux,
sait comment l'on doit contempler ; le troisième, qui a mes oreilles,
comprend comment il convient d'écouter un raisonnement ; le quatrième,
qui a mon nez, est très habile dans l'art de la respiration ; le cinquième,
qui a ma langue, est un grand raisonneur ; et finalement celui qui a mon esprit
connaît le passé et le présent. » Cette division était
impossible si l'on tenait compte du seul facteur « voir dans sa propre
nature », car la vision est un acte unique, indivisible, qui ne laisse
place à aucune étape de transition.
... Cependant, comme nous n'avons cessé
de l'affirmer, il n'est nullement contradictoire au principe du satori de déclarer
qu'en fait il y a dans la vision une réalisation progressive, qui mène
de plus en plus profondément dans la vérité du Zen et finit
par aboutir à une identification complète avec elle.
... Lieh-tseu, le philosophe chinois du Taoïsme,
nous offre, dans le récit suivant, un exemple des étapes qui mènent
à la réalisation du Tao :
... Le maître de Lieh-tseu était Lao-chang-chin,
et il avait pour ami Paï-kao-tseu. Lorsque Lieh-tseu eut pénétré
profondément dans les enseignements de ces deux philosophes, il rentra
dans son pays en chevauchant le vent. In-chêng en entendit parler et vint
trouver Lieh-tseu pour recevoir son enseignement. In-chêng abandonna sa
famille pendant plusieurs mois. Il ne cessait de demander au maître d'être
instruit dans l'art [de chevaucher les vents] ; il le lui demanda dix fois,
et chaque fois reçut un refus. Il perdit patience, et manifesta le désir
de s'en aller. Lieh-tseu n'insista pas pour qu'il restât. Pendant plusieurs
mois In-chêng resta donc éloigné de son maître, sans
en avoir l'esprit plus satisfait. Aussi revint-il trouver Lieh-tseu. Le maître
lui demanda : « Pourquoi ces constantes allées et venues ? »
In-chêng répondit : « L'autre jour, moi, Tchang-taî,
j'ai exprimé le désir d'être instruit par vous, mais vous
avez refusé, ce qui, naturellement, ne m'a pas plu. Néanmoins,
je n'éprouve envers vous aucun ressentiment ; c'est pourquoi je suis
revenu. J'avais pensé l'autre jour, répondit le maître,
que vous compreniez tout cela. Mais voyant maintenant quel mortel vulgaire vous
êtes, je vais vous dire ce que j'ai appris auprès de mon maître.
Asseyez-vous et écoutez ! Trois ans après que je fus allé
auprès de mon maître Lao-chang et de mon ami Paï-kao, mon
esprit commença à cesser de penser au bien et au mal, et ma langue
à parler de gain et de perte ; il me fit donc la faveur d'un regard.
Au bout de cinq ans, mon esprit recommença de penser au bien et au mal
et ma langue à parler de gain et de perte. Alors pour la première
fois mon maître adoucit son expression et me donna un sourire. Au bout
de sept ans, je laissai tout simplement mon esprit penser à tout ce qu'il
voulait et il ne fut plus question de bien et de mal. Je laissai ma langue parler
de tout ce qu'elle voulait et il ne fut plus question de gain et de perte. Alors,
pour la première fois, le maître m'invita à m'asseoir près
de lui. Au bout de neuf ans, laissant mon esprit penser à ce qui lui
plaisait et ma langue parler de ce qui lui plaisait, j'ignorais complètement
si moi ou l'un quelconque des autres êtres nous étions dans la
vérité ou dans l'erreur, si moi ou l'un quelconque des autres
êtres nous étions en gain ou en perte ; pas plus que je n'avais
conscience du fait que le vieux maître était mon instructeur et
le jeune Paï-kao mon ami. Aussi bien intérieurement qu'extérieurement,
j'avais progressé. Ce fut alors que l'oeil fut comme l'oreille, l'oreille
comme le nez, et le nez comme la bouche ; car ils étaient tous un seul
et même organe. L'esprit était perdu dans l'enchantement, la forme
dissoute, les os et la chair fondus ; je ne savais pas comment mon corps se
soutenait et sur quoi marchaient mes pieds. Je m'abandonnais au vent, d'Est
ou d'Ouest, comme les feuilles d'un arbre ou comme la balle du blé. Était-ce
le vent qui me chevauchait ? Ou moi qui chevauchais le vent ? Je ne le savais
pas.
Votre stage auprès du maître n'a pas couvert un grand espace de
temps, et voilà que vous éprouvez déjà du ressentiment
contre lui. L'air ne supportera même pas un fragment de votre corps, pas
plus que la terre ne supportera un seul de vos membres. Comment pouvez-vous
donc rêver un instant d'avancer dans le vide et de chevaucher le vent
? »
... In-chêng fut extrêmement honteux
et resta tranquille quelque temps, sans même prononcer un mot.
... Les soufis... décrivent également
des étapes dans le développement spirituel...
... « L'étape où il n'y a plus
le « vers autre chose » représente l'étape de «
Je suis Je », au-delà de laquelle nulle avance n'est possible sauf
par voie de retour. Dans cette phase, le mystique est entièrement absorbé
dans l'Unité Indifférenciée... Ce n'est qu'après
qu'il est « retourné », c'est-à-dire entré
dans la troisième phase (pluralité dans l'unité) qu'il
peut communiquer à ses amis un peu du parfum (évocation) de l'expérience
par laquelle il est passé »...
... Lorsque nous comparons cela avec la progression
du mystique Zen telle que la montrent les tableaux commentés dans les
pages suivantes, il nous semble que les commentaires ci-dessus ont été
écrits expressément pour le Bouddhisme Zen.
... ... Dès les toutes premières
périodes de leur histoire, les hindous ont honoré la vache. A
divers propos, les écritures bouddhiques font allusion à cette
attitude...
... (les buffles blancs dans la fameuse parabole des trois chars du Bouddha)...
... C'est ainsi que la littérature Zen se
mit à faire des références fréquentes à la
« vache blanche sur la place du village » ou à la vache en
général. Par exemple Taï-an, de Fou-tcheou, demanda à
Paï-tchang : « Je désire être instruit sur le bouddhisme
; qu'est-ce que c'est ? » Pai-tchang répondit : « C'est comme
si vous cherchiez un boeuf alors que vous êtes monté sur son dos.
Que devrai-je faire lorsque je saurai ? - C'est comme si vous rentriez chez
vous sur son dos. Comment dois-je prendre soin de lui tout le temps afin d'être
en accord [avec le Dharma] ? » Le maître lui dit alors : «
Vous devez vous conduire comme un pâtre qui, portant un bâton, veille
à ce que son bétail ne vagabonde pas dans la rizière d'un
autre. »
... Les « dix tableaux représentant
le domptage de la vache », qui indiquent les étapes supérieures
de l'entraînement spirituel, sont sans aucun doute un autre symbole du
même ordre, plus détaillé et systématisé que
celui que nous venons d'indiquer.
LES DIX ETAPES DE LA GARDE SPIRITUELLE DU BÉTAIL (1)
(1) Les illustrations décrites ont été
spécialement préparées pour l'auteur [ le moine Kakouan (école
Rinzaï) ] par le Révérend Seisetsou Seki, abbé de Tenryouji,
à Kyôto, qui est l'un des principaux monastères Zen historiques
du Japon.
1° -Recherche de la vache.
... - Elle ne s'est jamais égarée ; à quoi sert donc de la
chercher ? Nous ne sommes pas en confiance avec elle parce que nous avons fait
des machinations contre notre nature intérieure. Elle est perdue, car
nous avons nous-même été égaré par les sens
qui se jouent de nous. La maison s'éloigne de plus en plus, les chemins
latéraux et de traverse ne cessent d'accroître la confusion. Le
désir de gain et la crainte de perte brûlent comme le feu ; les
idées de bien et de mal « poussent par légions ».
... « Seul, dans des lieux sauvages, perdu dans la jungle, il cherche, il
cherche,
... Eaux gonflées par la crue, montagnes éloignées, voie qui
n'a pas de fin ;
... Épuisé et désespéré, il ne sait où
aller,
... Il entend seulement les cigales du soir chantant dans les bosquets d'érables.
»
2° -Il aperçoit les traces
de la vache.
... - Avec l'aide des Sûtras et en cherchant
dans les doctrines, il est parvenu à comprendre quelque chose, il a trouvé
les traces. Il sait maintenant que les choses, quelle que soit leur multitude,
sont d'une seule substance, et que le monde objectif est une réflexion
du Moi. Et pourtant il est incapable de distinguer ce qui est bon de ce qui
ne l'est pas, son esprit est encore dans la confusion sur la vérité
et la fausseté. Comme il n'a pas encore franchi la barrière, on
dit provisoirement qu'il a aperçu les traces.
... « Près de
l'eau, sous les arbres, çà et là voici les traces de la
vache perdue ;
... Les bois parfumés deviennent épais. A-t-il trouvé le chemin
?
... Si loin, par-delà les collines, si loin que la vache puisse errer,
... Son mufle atteint les cieux et rien ne peut la cacher. »
3° -Il aperçoit la vache.
... - Il est guidé par le son, il voit dans l'origine des choses, et tous
ses sens sont dans un ordre harmonieux. Dans toutes ses activités, cet
ordre est manifestement présent. Il est comme le sel dans l'eau et la
base adhésive dans la peinture. [Il est là, bien qu'impossible
à séparer et à distinguer.] Lorsque l'oeil sera dirigé
comme il convient, il s'apercevra que ce n'est nulle autre chose que lui-même.
... « Là-haut,
perché sur une branche, un rossignol chante à coeur joie,
... Le soleil est chaud, la brise rafraîchissante souffle à travers
les vertes feuilles des saules sur la rive ;
... La vache est là, toute seule ; nulle part il n'y a de place où
elle puisse se cacher.
... Sa splendide tête décorée de cornes majestueuses, quel peintre
pourrait la reproduire ? »
4° -Il capture la vache.
... - Après s'être longtemps perdu dans la solitude sauvage, il a enfin
trouvé la vache et s'en est emparé. Mais en raison de la pression
accablante du monde objectif, il s'aperçoit que la vache est difficile
à maîtriser. Elle soupire constamment après l'herbe fraîche.
La nature sauvage est encore indocile et refuse absolument de se laisser briser.
S'il désire que la vache soit entièrement soumise à son
pouvoir, il lui faut employer largement le fouet.
... « Avec l'énergie de son âme
tout entière, il s'est enfin emparé de la vache;
... Mais combien sauvage est la volonté de l'animal, combien ingouvernable
sa puissance !
... Parfois elle escalade fièrement un plateau,
... Et la voilà perdue dans la brume d'un défilé impénétrable.
»
5° -Il fait paître la vache.
- Lorsqu'une pensée bouge, une autre suit, et puis une autre. Ainsi se
trouve éveillée une série sans fin de pensées. Par
l'Illumination, tout cela se transforme en vérité ; mais la fausseté
s'impose lorsque la confusion domine. Les choses nous oppriment, non point à
cause d'un monde objectif, mais à cause d'un esprit qui se trompe lui-même.
Ne relâchez pas la tension de la corde passée dans les naseaux,
tenez-la serrée, et ne vous laissez aller à aucune indulgence.
... « Ne vous séparez
jamais du fouet ni du licol,
... De peur qu'elle aille vagabonder dans un monde de souillure :
... Une fois soignée comme il convient, elle va devenir pure et docile,
... Et même sans sa chaîne, sans rien pour l'attacher, d'elle-même
elle vous suivra. »
6° -Il rentre chez lui sur le dos
de la vache.
... - Le combat est fini ; gain ou perte, il ne s'en préoccupe plus. Il fredonne
un air rustique du bûcheron, il chante les simples chansons de l'enfant
du village. Installé sur le dos de la vache, ses yeux sont fixés
sur des choses qui ne sont pas de la terre. Même si on l'appelle, il ne
tournera pas la tête ; quelles que soient les séductions, il ne
s'attardera jamais plus.
... « Sur le dos de la
vache, sans hâte il va son chemin vers sa maison :
... Enveloppé dans la brume du soir, avec quelle harmonie le son de sa flûte
s'évanouit !
... Il chante une ballade, dont il bat le rythme, son coeur plein d'une joie indescriptible
!
... Qu’il soit maintenant un de ceux qui savent, est-il besoin de le dire?
»
7° -La vache est oubliée,
laissant l'homme seul.
... - Les choses sont unes, et la vache est symbolique. Lorsque vous savez que ce
dont vous avez besoin, ce n'est pas le piège ou le filet, mais le lièvre
ou la carpe, c'est comme l'or séparé de la gangue, comme la lune
surgissant des nuages. Le rayon unique de lumière sereine et pénétrante
brille avant même les jours de la création.
... « Sur le dos de la
vache il est enfin de retour chez lui.
... Et là, voici qu'il n'y a plus de vache; dans quelle sérénité
il est assis tout seul !
... Bien que le soleil rouge soit déjà haut dans le ciel, il semble
être encore tranquillement endormi,
... Sous un toit de chaume, son fouet et sa corde inutiles sont posés près
de lui. »
8° -La vache et l'homme ont disparu
l'un et l'autre aux regards
... (la gravure représente un cercle vide).
... - Toute confusion est écartée,
et la sérénité règne seule; l'idée même
de sainteté n'a pas cours. Il ne s'attarde pas à errer où
se trouve le Bouddha, et là où il n'y a pas de Bouddha il passe
rapidement. Là où n'existe aucune sorte de dualisme, même
un être doué d'un millier d'yeux ne saurait découvrir une
fissure. Une sainteté devant laquelle les oiseaux viennent faire des offrandes
de fleurs n'est qu'une farce (1).
(1) Il est intéressant de noter ce qu'un philosophe mystique
dit à ce sujet : « ... pour être vraiment pauvre, l'homme doit
être aussi vide de sa volonté créée qu'il l'était
quand il n'était pas encore. Et je vous dis, par la vérité
éternelle : aussi longtemps que vous avez la volonté de remplir
la volonté de Dieu et que vous avez un désir quelconque - même
vers l'éternité, même vers Dieu - vous n'êtes pas vraiment
pauvre ! Car seul est un homme pauvre : celui qui ne veut rien, qui ne connaît
rien, qui ne désire rien. » (OEuvres de Maître Eckhart. Sermons
- traités.)
... « Tout est vide, le fouet, la corde, l'homme et la vache
... Qui a jamais embrassé du regard l'immensité des cieux ? Sur le
brasier en feu, un flocon de neige ne peut pas tomber ;
... Lorsque cet état règne, manifeste est l'esprit de l'ancien maître.
»
9° -Retournant à l'origine,
il remonte à la source.
... - Dès le tout premier commencement, pur
et immaculé, il n'a jamais été affecté par la souillure.
Calmement il examine la naissance et le déclin des choses douées
de forme, tout en résidant lui-même dans l'immuable sérénité
de la non-affirmation de soi (2). Lorsqu'il ne s'identifie
pas avec des transformations fantasmagoriques, il n'a que faire des artifices
de la discipline personnelle ! L'eau bleue coule, les montagnes vertes s'élèvent
; assis seul, il observe les choses qui subissent des changements.
(2) Il y aurait un rapprochement intéressant à
faire avec cet état que connaissent certains grands sages indiens (Shrî
Râmakrishna, Shrî Aurobindo, etc.), au-delà même de la
conscience de l'Absolu, et qu'ils appellent volontiers vijnâna. (N. d. t.)
... « Retourner à
l'origine, revenir à la source ! Déjà c'est là une
démarche fausse !
... Il vaut bien mieux rester chez soi, aveugle et sourd, tout simplement et sans
agitation ;
... Assis dans la hutte, il ne prend nulle connaissance des choses extérieures.
... Voyez l'eau qui s'écoule - où ? nul ne le sait, et les fleurs
rouges et fraîches, pour qui sont-elles ? »
10° -Il entre dans la cité
et ses mains répandent des bénédictions.
... - La porte de son humble maison est fermée, et le plus sage ne le connaît
pas. On ne peut avoir aucun aperçu de sa vie intérieure, car il
poursuit son chemin sans suivre les traces des anciens sages.
... Portant une gourde, il sort pour se rendre au marché ; appuyé
sur un bâton, il rentre chez lui. On le trouve en compagnie de buveurs
de vin et de bouchers ; lui et eux sont tous transformés en Bouddhas.
... « Poitrine nue, pieds nus,
il se rend sur la place du marché ;
... Éclaboussé de boue, de cendres, comme il sourit largement !
... Nul besoin du pouvoir miraculeux des dieux !
... Car, à son toucher, voici que les arbres morts sont en pleine floraison
! »
Essais sur le Bouddhisme Zen, D. T. Suzuki, Editions Albin Michel, Collection
Spiritualités vivantes, Première série, p. 429. ... retour à l'index